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Manifeste pour la décoration (republication)

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Manifeste pour la décoration Sur la demande de nombreux lecteurs, nous publions à nouveau le Manifeste pour la décoration de l’architecte René Koechlin. En effet la publication dans votre numéro de septembre était impri­ mée en trop petits caractères pour être suffisamment lisible, ce dont nous nous excusons. La Rédaction

L'Ecole d'Amsterdam, 1'expressionnisne, le Bauhaus, le rationalisne de Gropius et de Le Corbusier, le néoclas­ sicisme de Mies van der Rohe, ont en commun d'abolir la décoration en tant que telle; ils la jugent arbitraire. Ces mouvements ont mtlri entre les deux guerres mondiales et d'aucuns se sont épanouis à la faveur de 1'extraor­ dinaire développement qu'a subi la construction depuis 1950 jusqu'à aujourd'hui. Le bilan de cette éclosion montre une architecture dé­ pouillée mais "honnête" en ce sens qu'elle exprime de la façon la plus simple et la plus directe le programme qu'elle contient, ainsi que la structure, et montre avec franchise les matériaux utilisés. La sémiotique résultant de cette conception bannit l'or­ nement. Elle permet notamment de rationaliser la cons­ truction et d'en réduire le coût. L'avantage économique est une des causes de son succès. Mais cet iconodasme appauvrit l'architecture.

Propos préliminaires Quelque dix architectes de la FAS ont constitué en 1978 un groupe de réflexion sur le thème de la décoration. Ils remettent en question les idées issues du manifeste pour le fonctionnalisme qu'Adolf Loos a publié en 1908 et dont s'inspirent les courants de pensées qui ont éclos entre les deux guerres mondiales. Ceux-ci influencent très largement 11 architecture depuis cinquante ans. Le groupe lance un cri d'alarme : il dénonce 1'indigence ornementale des constructions contemporaines qui ne sont pas conçues en priorité pour les perceptions que l'on en a. L'un des objectifs chitecture en tant motivation dans le tifier à son cadre

du débat consiste à réhabiliter l'ar­ que décor. Cette finalité trouve sa bcoin qu'éprouve l'homme de s'iden­ de vie.

La qualité de ce dernier préoccupe l'opinion; cela contribue à réveiller 11 intérêt pour la décoration.

L’iconoclasme contemporain Jusqu'au début du XXe siècle, en Occident, 1'impor­ tance que l'on attache à la décoration apparaît sur les bâtiments. Ceux-ci sont ornés de colonnes, de pilastres, de niches, de corniches, de chapiteaux sculptés, de basreliefs, de triglyphes et de métopes, de statues, de peintures, et de tous éléments en pierre, en métal ou en bois, en staff, en stuc, en étoffe. Dès les premières années du XXe siècle, on dénonce 1'exubérance du décor, 11 inadaptation des formes à la technologie et à la structure, 1'incohérence des program­ mes et le chaos qui en découle. On considère 1'ornemen­ tation comme une ineptie. On justifie l'architecture par la fonction, à 11 exclusion de toute motivation irration­ nelle.

Problématique de la perception du cadre dans lequel évolue l’homme "Dès notre naissance, la perception des choses nous par­ vient au travers des sens. Nous apprenons à connaître le monde environnant et à nous y incorporer par le jeu d'actions et de réactions, en fixant dans notre mémoire des expériences vécues. Ainsi nous reconnaissons le bois de sapin au toucher : sa structure ne semble pas la même si nous faisons glisser le doigt dans le sens des fi­ bres ou perpendiculairement à celles-ci. Nous reconnais­ sons de la même façon le fer parce qu'il pompe la chaleur de la peau, le rayon de soleil parce qu'il éblouit et réchauffe, le verre parce qu'il est lisse et froid, etc... La nature inanimée se reconnaît à son immobilité, et les êtres vivants parce qu'ils sont en mouvement." "Cela s'applique à la perception de l'espace. Cette der­ nière résulte d'un apprentissage : voir, écouter, marcher, sauter, sont des moyens qui permettent de prendre connais­ sance des masses, des dimensions, des formes et autres aspects des choses." "Les sens fournissent de très nombreuses informations sur l'environnement, son étendue, sa couleur, sa tempé­ rature. Nous sentons les mouvenents d'air, la résonance, la lumière, la texture des matières, l'odeur, les vibra­ tions." "Les connaissances mémorisées, la culture, le développement intellectuel complètent ces perceptions fragmentaires et procurent des satisfaction supplémentaires. C'est le cas lorsque nous jouissons d'une phrase poétique ou d'un rai­ sonnement mathématique élégant." "A ces conditions essentielles (lien culturel et connais­ sance de la matière) peuvent s'en ajouter<?autres qui in­ fluencent notre jugement ; la nouveauté, l'effet de sur­ prise, la variation. Cette dernière joue un rôle impor­ tant .• On sait que l'extrême régularité, la monotonie, la répétition exagérée peuvent agir négativement déjà au niveau des sens. Elles sont nuisibles comme un "bruit qui masque la communication". Et quand l'image n'est pas totalement monotone, mais possède une structure trop "fine", elle est gênante. Les surfaces pourvues de

perforations rapprochées ou de stries régulières provo­ quent des effets stroboscopiques désagréables. De infime un bruit blanc électronique est ressenti comme inesthé­ tique, alors que la infime nature de sons mais plus variés, une chute d'eau par exemple, est généralement appréciée." "Faut-il rappeler que notre chanp de vision n'est net et précis que dans un angle très restreint. Cet inconvénient est compensé par le mouvement continuel de l'oeil (plu­

Une façade moderne, confrontée à un bâtiment du XIXe siècle, exprime par défaut 1'indigence ornementale dont souffre 1'architecture depuis une cinquantaine d'années. Beaucoup d'édifices contemporains sont aussi nus qu'un silo auquel d'aucuns s'apparentent encore, en tant que "récipients" de personnes ! Ce dernier, vu de loin, peut avoir la silhouette de la tour d'un cathédrale, mais à mesure que l'on s'en approche il n'offre que la monotonie de sa tôle.

"Nous devons, par conséquent, établir sans cesse un rap­ port adéquat entre l'objet observé et la distance qui nous en sépare. La hiérarchie des masses, des éléments constituants et des détails facilite cette adéquation." "Dans cette optique, la décoration remplit non seulement symboliquement mais aussi matériellement une des fonctions essentielles de 1 'espace architectural. Elle humanise et complète 1'architecture par la nouveauté, la variation, la structuration, la polychromie, la signification."

Tandis que l'autre présente successivement au regard ses lignes de forces, ses bandeaux, ses corniches, ses modénatures, ses sculptures, le bas-relief de son tympan, le sourire d'une statue, les motifs de sa porte, la ciselure de la serrure. L'on parvient à son pied sans que 1'inté­ rêt visuel se soit jamais relâché. A chaque étape de la progression, la construction livre à l'oeil une partie d'elle-même, différente de la précédente. Le regard ne cesse de découvrir, comme si le bâtiment se renouvelait sans cesse. A côté de cette richesse, le silo offre une façade lisse, fade, étouffante d'immobilisme visuel. Il lui manque ces choses d'échelle, de forme, et de na­ ture diverses qui créent une succession d'"évènements" et contribuent largement à faire 1'architecture.

Eloge de la modenature De tout objet, l'oeil perçoit la silhouette, la forme, la valeur moyenne relative, les valeurs composantes, les couleurs, les textures, etc.

L'ensemble de ces éléments constitue l'objet visible. Toute chose perceptible à l'oeil est ainsi composée. Toutefois, cette perception n'est pas simultanée : elle dépend de la distance à laquelle on regarde l'objet, de l'angle sous lequel on l'observe et de la lumière qui l'éclaire. En admettant que le spectateur se déplace, la distance et les angles d'observations et, respectivement, l'éclai­ rage, varient. L'aspect de l'objet se modifie dans le temps. Cette capacité enrichit les choses de 1' intérêt visuel qu'elle suscite. Tout dans la nature offre cette richesse : un arbre, par exemple, de loin, présente son profil, sa forme, une cou­ leur, une valeur. Puis, à mesure que l'on s'en approche, la silhouette se cisèle, la forme se précise, il apparaît une texture faite de feuilles et de branches ; couleur et valeur se divisent en plusieurs sortes ; le moindre souffle d'air devient perceptible, il fait bouger les feuilles qui miroitent à la lumière; l'on distingue de mieux en mieux l'écorce du tronc, les défauts du bois, les fleurs ou les fruits et plus on s'approche, plus les détails abondent : les pétales, les multiples gerçures de l'écorce, le tracé des branches, leur découpe, leur arti­ culation, leur envolée, leur puissance, leur flexibilité, leur délicate fermeté jusqu'au* feuilles de tons verts avec leurs dentelles, leurs veines, leur mouvement. Un seul arbre, quelle richesse ! Tout édifice, en tant qu'objet visible, devrait présenter de semblables qualités. De loin on en aperçoit la silhouette, la forme, les pro­ portions, une valeur... A mesure que l'on s'en approche, on en discerne couleurs et textures. A chaque pas - ou à chaque étape - l'oeil saisit un nouvel échelon, une nou­ velle composante visuelle donnés par tel ou tel élément architectural qui maintient éveillé 1'intérêt du specta­ teur que la forme ou les proportions finissent par lasser.

L'homme sensible exprime aujourd'hui le profond désir de combler le vide ornemental que les décennies de "fonctionnalisme" ont provoqué. Le besoin se traduit, communément, par la préoccupation de sauvegarder ce qui existe plutôt que de 1'améliorer. L'on propose de protéger le paysage et la nature, de pré­ server un site, un monument. L'on prend des mesures con­ servatrices plutôt que créatives. Car la menace de des­ truction pèse dans les esprits et les incite à commencer par écarter le danger. Ce réflexe de défense a ceci de positif qu'il trahit la recherche d'une qualité plus transcendante que le fonc­ tionnement, le confort ou la solidité : un désir de conférer au cadre une expression, un caractère, une si­ gnification; autrement dit, de le mettre en valeur au moyen de tout ce que l'homme est capable d'imaginer et de créer pour améliorer le décor dans lequel il vit. Cet impact de la sensibilité dans le concret devrait préoccuper les esprits qui produisent quoi que ce soit. Bien que bannie par les courants de pensée qui inspi­ rent l'architecture depuis cinquante ans, la décoration demeure l'une des composantes essentielles et irrempla­ çables du domaine bâti. Elle compte parmi ces choses que la raison juge superflues mais que la sensibilité considère comme primordiales. Car la décoration est un moyen d'identification de 1'hom­ me avec son cadre. En stimulant son intérêt visuel, sen­ soriel, culturel, elle contribue à le faire "dialoguer" avec le milieu dans lequel il évolue. Elle est un mode d'expression et de communication; elle est le langage qui confère à l'environnement une signification, une di­ mension supplémentaire, la transcendance.