L'habitat pour le tiers monde, vers quelle architecture? Deux mondes très différents habitent notre planète. Géographiquement, ils se départagent entre le nord et le sud du globe: termes d'un dialogue économique qui fonctionne encore mal. Ce sont les pays industrialisés de l'hémisphère Nord et les pays encore sous-équipés de l'hémisphère Sud ou PVD (pays en voie de développement). La ligne de clivage qui passe entre ces deux mondes est la même qui départage deux architectures: une architecture de prestige et une architecture de développement. CNUCED et Lomé, Cancun et NOEI (nouvel ordre économique international), autant de conférences et d'organismes au niveau mondial cherchant à résoudre une«utopie créative»jamais atteinte et toujours poursuivie, une option optimale toujours en cours de réalisation et jamais satisfaite. Parmi les problèmes de développement, le logement pourrait bien être le plus difficile à résoudre à l'échelle planétaire. La conférence des Nations Unies sur l'habitat (Vancouver, 31 mai 11 juin 1976) offrait de nouveaux moyens de résoudre le problème du milliard de mal logés. Elle adoptait à l'unanimité 64 recommandations destinées aux gouvernements sur les moyens d'améliorer les conditions de logement dans leur pays. Etaient présents les délégués de 132 pays. Ace moment-là, un quart de la population mondiale, soit un milliard d'habitants, n'avait pas d'abri digne de ce nom. Les recommandations de la conférence condamnaient la politique du logement adoptée par les pays du tiers monde: démolition des taudis et bidonvilles, et construction d'immeubles de type occidental où la majorité des déshérités n'a pas les moyens de vivre. Il ne s'agit pas de construire, précisaient les recommandations, mais d'améliorer les conditions de logement. Il faut en outre abandonner les normes occidentales inappropriées et la technologie importée, et mettre un terme à la spéculation foncière et à la croissance urbaine. Les gouvernements adoptèrent toutes ces recommandations sans exception, même les plus radicales. Cinq ans après Vancouver, il paraît aussi difficile que jamais d'assurer un logement convenable aux populations à faible revenu. Les faits observés donnent à penser qu’il y a davantage de sans logis aujourd'hui qu'avant la conférence de 1976. Comment cela peut-il se produire ? Les agglomérations et la démographie ne cessent de croître à un rythme jamais atteint. Les estimations démographiques prévoient entre 1975 et l'an 2000 un taux de croissance annuel de 1 % dans le monde développé et de 2,2% dans le monde en développement. Mais dans les mégavilles, on s'attend à une explosion démographique de 5,4% dans les PVD. Ace rythme, la population doublera tous les quinze ans. Quelques soient les exemples que l'on peut prendre, les chiffres de croissance sont phénoménaux: ainsi Mexico pourrait avoir plus de 30 millions d'habitants d'ici la fin du siècle. La conférence de Vancouver déclarait sans ambages: les conditions de logement ont considérablement empiré dans les PVD depuis dix ans contrairement à l'évolution enregistrée dans les pays développés. Une étude effectuée par les Nations Unies en 1970 évaluait à 223 millions le nombre d'habitations qu'il fallait construire entre 1970 et 1980, dont 170 millions pour les PVD, en prenant comme hypothèse optimiste que chaque habitation dure 100 ans et abrite 5 personnes. Pour atteindre l'objectif fixé pour 1980, les PVD auraient dû construire 8,1 maisons par an pour 1000 habitants. En fait, les statistiques de 24 pays en développement révèlent qu'en 1976, ils n'ont bâti en moyenne que 1,8 maisons pour 1000 habitants. Les enquêtes révèlent que 20 à 28% des citadins du tiers mondévivent dans des taudis, bidonvilles et autres quartiers d'occupation illégale. Ce pourcentage s'accroît pour dépasser les 50% dans la plupart des villes africaines, soit 36% à Dar-es-Salaam et jusqu'à 90% à Addis Abeba. La pauvreté est telle que un à deux tiers des ménages urbains n'ont pas les moyens de vivre dans un logement moderne, si bon marché soit-il. Selon un document des Nations Unies, l'objet _ de la politique du logement n'est pas de construire des maisons, " mais de loger la population. Ce dont les PVD ont un urgent besoin, ce n'est pas de logement pour les masses, mais de logement par les masses. Devant ce tableau succinct mais révélateur de la situation de l'habitat dans le tiers monde (documents Earthscan, Londres), on pourrait se poser une question fondamentale: quelle architecture pour le tiers monde ? et redéfinir en conséquence le rôle de l'architecte dans un tel contexte.
L’architecture pour les pays en développement sera totalement différente dans son approche et sa finalité de l’architecture des pays industrialisés, car la première veut s'adresser au plus grand nombre et cherche à répondre aux besoins vitaux spécifiques et caractéristiques du tiers monde. L'apport de l’architecte s'inscrit dans un tel cadre: il sera conscient qu'en faisant un projet d'architecture, il coopère à un projet de développement, il concourt donc directement à donner une réponse aux besoins fondamentaux de la population, dans le domaine de l'alimentation, de la santé, de l'habitat, de l'éducation, de l'emploi; de plus, il faut insister §ur l'aspect humain des problèmes de développement, comme le pouvoir de décision en vue de la promotion humaine, la participation à un auto-développement, pour aboutir à un développement intégral. Il faut aussi poser comme postulat que ce ne sont pas les valeurs quantifiables en économie qui sont en jeu en définitive, mais l'homme, tout homme et tout l'homme. Une nouvelle perspective se dessine dans cette voie: l'architecte travaillant pour améliorer l'habitat dans les pays du tiers monde sait qu'il n'est pas venu apporter une architecture de prestige, signe d'un développement triomphant et fragile, mais contribuer à trouver des solutions pour la construction, l'habitat et l'équipement propres à ces pays. La tentation de proposer un modèle standard européen est parfois grande devant l'insistance d'un promoteur local ou d'une élite locale, pour qui l’évolution dans ce domaine ne se conçoit pas en dehors d'un modèle importé. Faut-il le répéter, l'architecture internationale n'est d'aucun secours pour trouver des solutions au développement; les normes occidentales ne conviennent pas au tiers monde. Le conflit est à ce niveau: ou bien prendre comme base l’architecture locale et traditionnelle et en utiliser les ressources et les possibilités locales, pour combler le déficit en logements pas moins que catastrophique, ou bien se résoudre à laisser proliférer une architecture de bidonville. La première est à recréer en se référant à l'observation profonde du milieu et de ses valeurs culturelles, à ses techniques artisanales pour les améliorer, à ses modes de vie à préserver. Un dialogue indispensable est à créer avec les futurs utilisateurs. Au risque de voir son action réduite à néant, l'architecte, l'ingénieur, l'urbaniste œuvrant dans un PVD ne peut plus jouer seul son rôle. Acôté des aspects concrets de sa tâche, il deviendra de plus en plus un conseiller et un enseignant, et c'est dans le cadre d’une équipe sélectionnée en vue de tâches spécifiques de développement que son action aura des chances de servir à l'amélioration de l'habitat. «Les techniques nouvelles sont nécessaires, mais il nous faut aussi conserver les anciennes, qui représentent les connaissances accumulées par les habitants au fil des siècles pour s'adapter au climat, au milieu et au mode de vie. On ne peut pas tout garder parce que la vie évolue, mais je pense que l’on peut adapter et ■améliorer l’acquis.» Indira Ghandi, à Londres, 1980. La pratique architecturale dans les PVD demande à la fois de respecter tes modes d'habiter existants, d'améliorer les matériaux locaux même les plus simples, par exemple la terre, de promouvoir l'autoconstruction. Bâtir pour le tiers monde requiert un esprit créatif qui cherche sans cesse de nouvelles voies à partir de l'acquis. Bâtir pour l'homme est un acte toujours nouveau. Bernard Jobin
Bernard Jobin architecte FSAI, membre de l'Association des architectes au service des missions, a travaillé dans le tiers monde de 1958 à 1981, en particulier au Burundi, au Sénégal, et au Rwanda. Il s'est attaché à créer une architecture pour le développement. Il a formé des dessinateurs et entrepreneurs africains. Œuvres écoles de tous degrés jusqu'à bâtiments universitaires, dispensaires, hôpitaux, ateliers, foyers, centres nutritionnels, centres culturels, églises, habitations, logements de communautés, ponts. Adresse Vignettaz 57, 1 700 Fribourg 3.